LA REVOLUTION DE VELOURS

 

Envisagés sous l'angle de leur lien avec les TICE, les nouveaux dispositifs qui se généralisent cette année (Travaux croisés au collège, Travaux Personnels Encadrés et Projets Pluridisciplinaires à Caractère Professionnel au lycée) sont l'occasion de mettre en pratique - y compris dans les impasses possibles - une autre façon pour les élèves d'appréhender le savoir, ou plutôt d'y accéder et de se l'approprier. Les bilans qui seront tirés de ces activités à l'issue de cette année seront l'occasion de faire le point non seulement sur les conditions matérielles de leur mise en œuvre et sur leur réussite ou leur échec à court terme (toutes choses qui effectivement ne vont pas de soi), mais aussi sur ce qui précisément est au cœur du problème, et qui est de loin le plus intéressant et porteur de promesses pour l'avenir.

 

Un constat de départ

Indéniablement, les TIC ont fait leur entrée en force dans les établissements scolaires, sous la forme essentiellement de dotations en matériels et d'accès aux réseaux. Quant à l'Internet, il a envahi notre économie, notre vie quotidienne, nos loisirs, et l'on voit mal comment il se serait arrêté à la porte de nos écoles (1). Cependant la majorité des cours continue à se dispenser de façon traditionnelle, en pédagogie frontale. Hormis dans les disciplines pour lesquelles elles constituent un objet d'enseignement (et encore...), les TICE n'ont pour l'instant modifié qu'à la marge le rapport de l'élève à la connaissance et le rapport de l'élève à l'enseignant.

C'est dans toutes les activités mettant en jeu une recherche documentaire que l'évolution est la plus perceptible : par exemple, les cédéroms et les adresses de sites Internet font de plus en plus partie des ressources conseillées par les enseignants aux élèves, et si l'on prescrit la consultation d'une encyclopédie celle-ci sera dans la plupart des cas préférée en version numérique. Les productions sur lesquelles elles débouchent (dossiers, synthèses, fiches de lecture, etc.) sont de plus en plus souvent réalisées au moyen de logiciels de traitement de textes et d'images et de tableurs. Les établissements ont fait des efforts pour s'adapter, et aujourd'hui on peut dire que l'écart tend à se réduire entre les vénérables institutions des grandes villes aux bibliothèques impressionnantes et les établissements excentrés ou ruraux de création récente : si l'on généralise les connexions à la Toile mondiale et la mise en réseau des lycées et collèges, l'égalité de ceux-ci au regard de l'accès à l'information cesse d'être une vue de l'esprit.

 

Or, qu'observe-t-on ?

Confrontés à cette nouvelle donne, les enseignants peuvent s'en sortir. Même formés à une autre école, leur culture et leur esprit critique d'adultes les rendent capables de s'adapter à ce flot, dont le grossissement a été progressif. Il leur est encore loisible, aussi, de préférer le papier et de n'utiliser les nouveaux supports qu'autant qu'ils en ont la maîtrise et en perçoivent l'intérêt. Même si la pression se fait de plus en plus forte, ils ne seront pas tenus d'intégrer les TICE à leur pratique quotidienne avant d'avoir pu mesurer ce qu'elles ont d'irremplaçable (non moins que ce qu'elles font perdre, éventuellement : un optimisme béat n'est pas une attitude de pédagogue responsable).

Il n'en va pas de même pour les élèves. Eux n'ont pas le choix : l'accès à l'information se modifie partout dans le monde, et ils doivent y être préparés. Plus grave, ils ne sont pas à égalité : c'est une évidence que pour certains adolescents la familiarité avec ces outils est quotidienne, alors que pour beaucoup d'autres ils sont inaccessibles en dehors de l'école (2). Certes, ce n'est pas la possession de l'outil qui rend intelligent. Il n'en demeure pas moins qu'elle facilite le travail, le rend plus rapide et permet d'aller plus loin dans la direction qu'on a choisie.

Mais plus généralement encore, on observe que les élèves n'ont pas ces armes, pour la plupart. Chaque fois qu'ils ont à chercher de l'information (notamment quand ils ont des exposés à préparer), il leur manque même des réflexes de base. Par exemple, ils omettent de noter leurs références, et celles-ci sont encore plus floues quand il s'agit d'Internet, alors que justement elles devraient être encore plus rigoureuses : on peut à la rigueur retrouver un livre au centre de documentation de l'établissement en ayant oublié son titre ou le nom de son auteur, mais retrouver un site web qu'on a consulté six mois auparavant et dont on n'a pas relevé l'adresse revient à chercher une aiguille dans une botte de foin.

Une chose est de trouver la ressource, une autre de l'exploiter. Les élèves ont du mal à trier l'information, et chacun sait qu'il est encore plus difficile de synthétiser ce qu'on a lu sur un écran que ce qu'on a lu sur papier (cf. l'article de Jean Mesnager paru dans Ac-tice n°3). De plus, ils confondent souvent la collation des documents et le travail fini, croyant avoir assez fait s'ils présentent (oh ! impeccablement...) un tissu de sorties imprimantes aux coutures plus ou moins apparentes. Que l'enseignant qui n'a pas eu droit à des passages entiers d'Encarta lève le doigt... Parfois même l'astuce consiste à trouver sur Internet des réponses toutes faites, auxquels il peut arriver qu'un correcteur se laisse de bonne foi abuser.

 

Un tournant crucial

Une recherche de documents qui aboutit à une accumulation, une exploitation qui se réduit à une compilation, une production qui se réduit à du copié-collé. Et c'est le moment qu'on a choisi pour inventer des dispositifs où toutes ces tendances, que l'on n'observe déjà que trop, risquent d'exploser littéralement !

En effet, il importait de les instaurer aujourd'hui, où la recherche et donc le tri et l'exploitation de documents ont changé de visage. Le point commun de ces dispositifs est qu'ils mettent les élèves face à une situation de quête d'information moins balisée, justement, et qu'on propose un aboutissement moins convenu et moins normé à leurs recherches que de réaliser des " super-exposés " - dans lesquels la plus ou moins grande implication des familles serait en outre un puissant facteur d'inégalité sociale.

Encore faut-il que les adultes qui s'y engagent jouent vraiment le jeu, qu'ils laissent les élèves choisir vraiment leurs sujets, et patauger un peu à certains moments. Bref, qu'ils ne dérivent ni ne laissent leurs élèves dériver vers les pratiques connues, toujours plus confortables et rassurantes. Le paradoxe à cet égard est qu'un certain type de productions, parfaites en apparence, et spectaculaires, puisse être justement le fait des équipes qui auront le moins respecté l'esprit du dispositif.

 

Un enjeu majeur

Les TPE, TC et autres PPCP ne sont pas la nouvelle danseuse de l'Education Nationale. Ils visent à compenser (combattre ?) d'autres tendances lourdes de notre monde actuel, à savoir :

- désenclaver les disciplines, les faire communiquer à une époque de spécialisation à outrance,

- s'efforcer de traiter finement l'information à une époque où elle devient gigantesque, sa maîtrise illusoire, sa simple exploitation problématique pour une majorité de gens,

- parier sur l'autonomie et la responsabilisation de l'élève à une époque où l'adolescence se prolonge et où une sorte de maternage, y compris à l'école, s'exerce de plus en plus tard.

 

Au terme de cette année scolaire, des bilans seront tirés un peu partout, pour observer comment concrètement ces dispositifs se seront mis en place, comment on peut les améliorer, et aussi quel impact ils ont sur les pratiques pédagogiques en général et sur les performances et le bien-être des élèves. C'est bien là, au cœur du système et non à sa périphérie, qu'on est en droit d'en attendre les effets les plus intéressants.

S'il ne s'agit que d'une respiration, voire, disent certains, d'une soupape de sécurité pour un système au bord de l'implosion, s'il s'agit, surtout, de réintroduire le principe de plaisir (pour les jeunes et les adultes qui les encadrent), ce ne sera déjà pas si mal. Ces dispositifs sont effectivement un espace de liberté et de créativité pour les élèves et les enseignants. Une vraie ouverture, qui rappellera aux moins jeunes d'entre nous l'extraordinaire bouffée d'air qu'apportèrent en leur temps (1973) les fameux 10% (un dixième du temps pédagogique utilisé pour des activités pluridisciplinaires variées).

Même si leur résultat est mitigé, encore resteront des équipements, une documentation plus riche dans les établissements, une meilleure connaissance par les enseignants des disciplines autres que la leur, et - last but not least - de bons moments pour les élèves, où ils se seront sentis un peu plus libres, se seront intéressés à ce qu'ils auront fait (tous les bilans de l'expérimentation 1999-2000 en témoignent) et éprouveront la fierté du travail accompli. Cependant, s'ils ne tiennent pas leurs promesses, on peut dire qu'ils auront été onéreux pour l'Education Nationale, et que, pour parler comme les technocrates, le retour sur investissement sera bien mince.

 

Car en réalité ils n'auront vraiment joué leur rôle que si au bout d'un certain temps on perçoit leurs effets positifs sur l'ordinaire du travail des élèves, autrement dit sur leur maîtrise des fonctionnements intellectuels efficaces s'agissant de traiter de l'information : on attend bien que les collégiens et les lycéens transfèrent à l'ensemble de leurs comportements cognitifs (voire sociaux et humains) le bénéfice de ce qu'ils auront appris au travers d'activités pour l'instant circonscrites à un horaire modeste et dont l'évaluation, faiblement coefficientée, pèse très peu par rapport au reste. Et ce transfert aura nécessairement un retentissement sur le travail (on serait tenté de dire le métier) des professeurs, jusques et y compris dans leur situation habituelle, celle de la transmission des savoirs face à un groupe classe.

Si cela marche, une chose est sûre : on ne pourra plus revenir en arrière. Quand on a conquis son autonomie on n'est pas près d'y renoncer.

Est-il possible de compter sur les enseignants pour asseoir toute cette activité d'encadrement des élèves qui est aussi, qu'on le veuille ou non, une autre manière d'enseigner ? L'avenir le dira. On conçoit que le pari tente les uns, rebute ou simplement désoriente les autres. En tout cas, ce qui est en jeu derrière tout cela a bel et bien - y compris par ses éventuels dangers - les allures d'une révolution.

 

Dominique Bouquet, professeur de lettres classiques

Lucien Torrese, proviseur de lycée d'enseignement général, technologique et professionnel

académie d'Aix-Marseille

 

(1) Au point que le Brevet d'Initiation à l'Informatique instauré cette année en classe de Troisième vient sanctionner des compétences qui auront pour une large part été acquises en-dehors de l'école.

(2) On constate même, bien souvent, que ce sont les élèves déjà experts qui monopolisent les équipements informatiques en libre accès dans les collèges et lycées : dès lors le fossé se creuse au lieu de se combler.